Lucas ou « écrire, c’est bof ! »
L’écriture ressentie comme un enjeu pour Lucas ? S’y aventurer serait-il trop risquer ?
Lucas a 8 ans quand je le reçois pour la première fois. Il consulte pour son écriture. Il est alors au CE1.
Au cours de l’anamnèse, j’apprends qu’il a une petite sœur de 5 ans. Sur le plan scolaire, il aurait de bons résultats mais présenterait une dysgraphie associée à une lenteur lors de l’écriture.
Depuis le début de sa scolarité, Léo n’apprécie guère les activités graphiques que ce soit le coloriage, le dessin, l’écriture. Il préfère les activités sportives.
Sur le plan du comportement, Lucas éprouve des difficultés face à l’autorité. Il ne supporte pas les contraintes.
Des difficultés de concentration sont également évoquées.
Lucas teste les limites, les miennes aussi pendant le bilan. Il a du mal à respecter les règles et bouge beaucoup.
Des tests psychologiques ont conclu à de bonnes capacités d’apprentissage et de bonnes compétences verbales. Elles soulignent toutefois un tableau dysharmonique avec difficultés au niveau grapho-moteur.
Les premières séances sont pour moi des tentatives pour »apprivoiser » Lucas, sans aborder d’emblée le symptôme motif de la prise en charge orthophonique. Il m’a avertie dès le début : l’écriture est son ennemie !
Je tente assez rapidement tout de même un travail en séries associatives. Léo semble se plier à ma demande plutôt que d’y adhérer et très vite me questionne sur les raisons de sa présence avec moi, sans écouter ma réponse d’ailleurs. Il pose des questions à propos de tout et n’importe quoi. Il ne comprend pas pourquoi sa mère l’a « inscrit ici » !
Pendant une quinzaine de séances, notre travail sera une sorte de danse, où tantôt je dirige, tantôt je laisse guider Lucas. Cette danse s’accompagne également de fluctuations quant aux améliorations/régressions et acceptation/refus d’écrire.
Nous parlons beaucoup aussi, notamment à propos de ses débuts dans l’écriture, de ses préférences pour la lecture, les sciences, la géométrie.
Ma mise à distance par rapport à ses productions, son comportement, ses avancées et reculades, a fait émerger les paradoxes de ce jeune garçon qui par moments a montré du plaisir à dessiner des lettres, tout en voulant sitôt après les raturer. Parmi ces paradoxes :
¤ Un manque d’imagination apparent quand il calque, copie, transpose et l’humour dont il est capable lorsqu’il invente des jeux de mots écrits en correspondance à des dessins originaux.
¤ La richesse de son langage oral et la pauvreté de son langage écrit.
¤ Son aisance, son exhibition dans les activités corporelles et son inhibition à se dire, à se raconter aux autres.
Et si Lucas ne pouvait pas ou ne voulait pas se risquer à la nouveauté, à se montrer lui-même, à me montrer qu’il sait, qu’il est capable ?
Comme l’exprime Pascale Hassoun, psychanalyste, se référant elle-même à Merleau-Ponty, « Le sujet est dans le monde. L’homme est un être au monde … Il approche le monde non pas par déduction ou raisonnement mais par expérience… le point de départ n’est pas ce que je pense mais ce que je peux. » Et de ce fait, l’humain est ce pouvoir qui va donner sens aux signes. Le « je peux » est la puissance organisatrice que j’ai en moi, qui me relie aux choses et relie les choses entre elles. « C’est ma capacité qui crée le monde et moi dans le monde. »
Et toujours selon Pascale Hassoun, certains enfants ne veulent pas pouvoir, ou n’osent pas pouvoir, parce qu’ils perçoivent que pouvoir, c’est avoir un pouvoir sur soi-même, sur sa relation au monde, sur le monde lui-même.
Et a contrario de ces paradoxes, la similitude entre aimer construire des Legos sans la contrainte d’un modèle et écrire les mots sans respecter les modèles.
Si l’on considère que pour accéder à l’écriture il faut pouvoir en accepter le code, le « je veux » devrait alors faire suite au « je peux », processus qui nécessite d’abandonner une forme de toute-puissance infantile et la remplacer par la capacité de donner aussi une place à l’autre. Et « du même coup, l’enfant n’a pas toute la place, c’est une puissance non toute qui tient compte de ses faiblesses. L’autre ou lui peuvent se tromper. L’erreur, la faille font partie de son expérience du monde et lui font connaître le monde beaucoup plus que son activité intellectuelle. C’est tout le corps qui est en acte … Je suis geste donc je vais être parole et écriture. » (cf. Pascale Hassoun)
Où Lucas en est-il de son cheminement entre la toute-puissance et l’altérité ?
D’ordinaire, c’est plutôt la dysorthographie qui cache ou fait passer en second plan la dysgraphie mais là, c’est tout le contraire. Le focus est placé sur l’écriture par la famille, la mère surtout, l’école, alors que les troubles du comportement de Lucas et son refus des règles, de l’autorité et des contraintes m’interrogent davantage.
Lors d’un long entretien avec ses parents, j’ai appris que lorsque Lucas était tout petit, déjà ceux-ci avaient fixé leur attention sur la bonne tenue du crayon, pas tout à fait correcte mais presque pourtant, ce qui pourrait être à l’origine du blocage de Lucas face à l’écriture.
Ensuite, une grosse pression mise sur les devoirs notés sur le carnet de textes ou pas mais effectués de toute façon à l’étude du soir, avec comme punitions d’autres devoirs à faire et/ou la privation de Legos. Sanctions qui de surcroît « ne servaient d’ailleurs à rien » a reconnu la mère.
Enfin, des problèmes relationnels avec sa petite sœur qui prend beaucoup de place et monopolise la parole sont évoqués lors de cet échange.
A la lumière des informations recueillies lors de cet entretien avec ses parents, je me suis demandé si la dysgraphie de Lucas ne serait pas le symptôme utilisé par lui, qui a du sens et dont il essaie de tirer des bénéfices, sachant le très grand attachement de ses parents à l’écriture. La dysgraphie comme symptôme pour attirer leur attention sur lui et de ce fait la détourner de celle de sa sœur.
De nos échanges est surgie la nécessité de complimenter davantage Lucas, de passer du temps à jouer avec lui, de favoriser les activités seuls avec lui, et de lâcher-prise quant au contrôle des devoirs.
La modification des comportements des parents de Lucas lui a permis de faire un bout de chemin mais leurs inquiétudes refont surface de temps en temps…
Rq : les propos de P. Hassoun sont extraits de son intervention à une journée des ACC :
« Fais-moi signe, je te parlerai ; parle-moi, j’écrirai »
Corinne Poulaillon