LES PREMIERES RENCONTRES…
Le temps de l’accueil,
« Plus j’oublie de l’aider plus il s’ouvre à moi. »
Irvin D. Yalom
Y. est âgé de 7 ans et demi et est scolarisé en classe de CE1. Il vient au CMP accompagné de sa mère car il a « de gros problèmes en écriture, en fait dans tout ce qui est graphique » auxquels s’ajoutent des difficultés d’attention et de concentration. L’école témoigne de ses bonnes capacités d’apprentissage mais il ne peut travailler seul, il fait des grimaces, des bruitages, perturbe la classe et ne finit pas son travail s’il n’en a pas envie.
Un premier bilan orthophonique a été effectué en Moyenne section de maternelle mais n’avait rien décelé.
Y. est enfant unique. Ses parents se sont séparés il y a deux ans. Il vit avec sa mère. Il voit son père chaque fin de semaine au domicile de la mère car il ne peut le recevoir chez lui.
Le père est inquiet au sujet des difficultés de son fils, et adhère totalement à la démarche de consultation.
C’est un enfant souriant que j’accueille dans la salle d’attente. Je me présente, il se nomme, et affiche un air décidé en entrant dans le bureau.
D’emblée il est « absorbé » par les petites voitures et ne s’installe pas face à moi sur la chaise qui lui est proposée mais choisit de rester sur le tapis. Il participe néanmoins à l’entretien lorsqu’il est sollicité mais ne prend pas la parole spontanément.
Il me dit ne pas savoir pourquoi il vient et qu’il n’est pas gêné par son écriture, pour lui, à l’école, tout va bien.
Au cours de l’entretien, nous apprenons qu’Y. est né à terme. Il a prononcé ses premiers mots vers 18 mois, a marché à 13 mois et a été propre à 3 ans.
La maman ne travaillant pas, il n’a fréquenté ni la crèche ni la garderie.
L’entrée en maternelle a été difficilement vécue, les pleurs ont duré 6 mois.
La maman précise qu’encore aujourd’hui, Y. a du mal à accepter de dormir chez sa grand-mère.
Le moment du coucher reste problématique, Y. a « toujours besoin de quelque chose pour résister au sommeil et cela dure jusqu’à 23 h parfois, il m’appelle sans cesse. » dit elle.
La mère décrit Y. comme anxieux et très têtu. Elle évoque des tics, des « grimaces » que je ne pas remarque pas au cours de l’entretien. La maman demande alors à son fils de me montrer « la grimace » : Y, toujours sur le tapis, lève la tête, me regarde et cligne des yeux, puis se remet à jouer.
La mère ajoute qu’Y. a du mal à respecter les limites, il fait de grosses colères, il claque les portes et est injurieux avec elle. Il ne supporte pas non plus de perdre dans les jeux de société.
Par ailleurs, il se fait facilement des amis, mais il aime embêter les autres, « les narguer ».
La maman met en lien les difficultés de son fils avec une certaine immaturité.
Seul en séance, Y. est bien présent, mais sans être timide il s’exprime peu, dit peu de lui.
Il ne pose pas de questions sur ce que nous allons faire ensemble.
Nos échanges comme nos premières séries témoignent de grandes difficultés :
Nous parlons du Carnaval de l’école, il me dit s’être déguisé en « Captain America ».
Devant ma méconnaissance du personnage en question, je lui demande de me raconter le costume qu’il portait, (sa couleur, ses vêtements, ses accessoires), mais il ne trouve réellement pas les mots pour expliquer, raconter, décrire la manière dont il était vêtu.
Dans nos séries, l’évocation est en panne, le discours parallèle n’est pas opérant.
Dans le même temps, son corps, son visage s’animent de mimiques, de bruitages, de commentaires pour lui-même, sa voix se perche dans les aigus…..
Comme si les tics, ces répétitions sensorielles, ces explorations buccales sonores, (comme chez le bébé,) « ce matériau vocal emplissant sa bouche, à travers le plaisir qu’il prend à les faire tourner comme un manège interne » (B. Golse)[1] le détournaient, lui masquaient son impossibilité, sa peur peut être à s’appuyer sur sa pensée, son monde interne.
- Anzieu[2] cité par B. Golse, nous dit encore « le corps est aussi le lieu de notre réflexivité sensorielle (…) dans laquelle s’enracine si profondément la réflexivité de notre pensée, soit le fait de pouvoir se penser pensant, c’est à dire notre aptitude, peut-être spécifiquement humaine, à la métapensée. »
- lit et lit même aisément, il préfère d’ailleurs lire seul. Il n’aime pas qu’on lui lise une histoire.
Son geste graphique montre des irrégularités de taille, de hauteur, d’orientation, des indifférenciations entre certains graphèmes qui rendent son écriture quasi illisible.
Il n’y a pas de ligne, pas d’attache, les boucles et les ronds ne sont pas fermés, les lettres s’envolent….
Qu’en est-il de la différenciation dedans/dehors, en soi et hors de soi ?
Qu’en est-il de son sentiment d’être, singulier, unique, sécure ?
Sur le plan vertical du tableau, son corps mobilisé entièrement dans l’acte d’écrire nous montre ses difficultés: maladresses, découpages des mots inappropriés, appréhension de l’écriture dans le sens droite-gauche.
Il ne dessine pas.
Le rythme, le temps et l’espace ne lui offrent pas de repères stables.
- ne peut donner la date du jour, il ne se repère ni dans la journée, ni dans la semaine.
Dans nos séances, il choisit à plusieurs reprises, le jeu du labyrinthe, qu’il dit connaître par cœur, mais pour lequel il a du mal à appréhender le sens du jeu : il ne se situe pas sur le plan du jeu, il ne s’oriente pas vers l’objet cible, essaye de détourner la règle, mais accepte mon intervention.
Au fil de ces quelques séances, Y. peut parfois laisser « tomber le masque » des mimiques, et se laisser apercevoir, se raconter, être lui, plus authentique. Il s’empare alors d’un mot de nos échanges et rebondit enfin, se laisse emporter par ses souvenirs, pour évoquer une expérience vécue. Le discours peut timidement s’incarner : les mots deviennent vivants, véritables représentations de ses expériences.
- a appris à lire mais il ne peut laisser une trace lisible des signes de l’écrit.
S’il écrit, ses mots sont vides de sens, ils ne sont pas des mots « vécus » reliés à sa pensée, son monde interne, ses expériences propres.
Tout se passe comme si les mots écrits étaient détachés de l’affect.
- ne peut parler de lui, de ses émotions, il ne peut être lu.
Peut-être réajuste-t-il sa capacité à être lu avant de pouvoir se lire ?
Le temps de l’accueil, de l’écoute, des échanges lors de nos premières rencontres m’ont permis d’évoquer d’associer, d’étayer ma pensée pour formuler plusieurs questionnements :
Comment les premières organisations psychiques que sont le rythme, l’espace et temps se sont –elles mises en place ?
Comment ces premières perceptions, sensations corporelles ont-elles été parlées, investies pour favoriser ou, au contraire, empêcher l’élaboration des premières symbolisations?
Je citerai de nouveau Bernard Golse :
« Le développement de l’enfant et ses troubles se jouent à l’exact entrecroisement du « dedans » et du « dehors », soit à l ‘interface de sa part personnelle et de son entourage, soit encore à la rencontre de facteurs endogènes et de facteurs exogènes. … Ce que l’on peut entendre aussi sous le concept de double ancrage corporel et interactif de la croissance et de la maturation psychiques de l’enfant. »
Murielle Cortivo
[1] Bernard Golse, L’être-bébé, Le fil rouge, PUF
[2] D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod 1985