Article de Madame Christine Comin
« Quand je n’ai plus de refuge, je vais dans les mots. J’ai toujours trouvé un abri, là. Un abri creusé par d’autres, que je ne connaîtrai jamais et qui ont œuvré pour d’autres qu’ils ne connaîtront jamais. C’est rassurant de penser ça. C’est peut-être la seule chose qui me rassure vraiment. » Jeanne Benameur
« Profanes » éditions Babel
Le mutisme est affaire de voix
J’ai rencontré des enfants qui parlent tant et ne disent rien , et des enfants qui ne parlent pas et disent tant. Les questions se sont alors enchaînées :
– la voix forme-t-elle le tout de ce qui est entendu ? est-ce le tout de ce qui est compris ?
– le corps peut-il ce qu’il sait ? – le corps sait-il ce qu’il peut ?
René Diatkine a écrit que les enfants qui n’ont pas de lésion cérébrale ne naissent pas inégaux, ils le deviennent. Ils le deviennent une fois parce qu’ils vivent dans des conditions pour eux difficiles, et ils le deviennent aussi parce que ce qui se crée est difficilement réversible.
Actuellement les processus d’acquisition des pratiques langagières sont abordées par des disciplines très diverses : psycholinguistique, psychologie cognitive, psychanalyse, neurophysiologie, neuropsychologie, linguistique, orthophonie, sociologie, anthropologie.
Les processus langagiers ont des racines biologiques, psychologiques, sociales. Ils s’inscrivent dans la profonde intimité de l’humain.
Structurellement, il y a « un mutisme », historiquement, il y a « des cas de mutisme » dont l’étiologie est très variée. Je me suis ici intéressée plus particulièrement au mutisme psychique, appelé parfois : « mutisme sélectif ».
Pour aborder la question du langage , il faut d’abord s’intéresser à la question de sa mise en place.
L’apparition du langage comporte un certain nombre de transformations psychiques. Le bébé réagit avec plus ou moins d’intensité à l’excitation provoquée par la personne qui est en face de lui. A partir de six mois il garde le souvenir de sa mère quand elle n’est plus dans son champ perceptif. Le langage entre pleinement dans la représentation de l’absence. Il permet de jouer avec les représentations mentales pour passer de cette dimension tragique « présent- absent » à toute une série de représentations intermédiaires. Cette activité mentale est de toute importante, elle est fondatrice ; elle va permettre à l’enfant d’éviter l’angoisse de la dépression, et l’effondrement. Cela exige des conditions de vie assez stables et assez fiables pour que l’enfant ne soit pas envahi par l’angoisse de la perte de l’objet et cela suppose une « certaine présence maternelle de loin ». Il faut qu’il y ait des parents, des adultes autour de lui qui parlent avec plaisir et qui ne parlent pas uniquement dans l’angoisse de la nécessité.
L’enfant est placé dans des conditions telles qu’il s’approprie le langage. On n’apprend pas à parler.
Un programme génétiquement organisé préexiste au langage. La vie du bébé est caractérisée par des actes, ces actes consistent à appeler sa mère absente ; la représentation de la mère est d’abord celle de la représentation des soins maternels. La mère soigne son bébé et il la reconnaît dans ces soins.
Avant les premiers mots, le bébé va se référer à des objets présents dans son champ perceptif par le pointage par le doigt. L’enfant montre quelque chose à quelqu’un qui a souvent la générosité de regarder et de nommer les choses pour l’enfant. Ce travail à deux facilite pour l’enfant la construction de son lexique mental par l’appropriation des désignations orales données par les adultes. L’enfant montre des objets qui l’ont intéressé, ceux qui ont été source d’évènement psychiques en lui. Il utilise les mêmes objets comme support pour partager avec l’autre ce qui s’est passé dans son esprit.
La deixis langagière commence ainsi à fonctionner dans des situations d’intersubjectivité partagée. La deixis, phénomène de pointage d’objet de la situation de communication par des mots, est une catégorie de référence de l’énonciation .
Le bébé portera dans sa voix les traits acoustiques qui lui ont donné accès à la sonorité du langage. Aussi les parents seront symboliquement présents dans chacun de ses mots à venir.
Dans la voix humaine il y a de l’autre parce que le bébé construit sa voix sur les traits acoustiques qu’un autre lui a proposés. Alain DELBE décrit un temps d’accès à une image de soi dans le sonore. Vers 6 mois, écrit-il, le nourrisson s’approprie sa voix, c’est un moment où il réalise que les émissions vocales lui appartiennent. La voix est décrite d’emblée comme plaisir et communication mais aussi comme repère identificatoire. Le développement vocal, pour Alain Delbe, est constitué de trois étapes essentielles : le stade de la « voix de la Mère », le stade vocal et troisièmement la castration vocale qui signe l’entrée dans le langage lorsque la voix se soumet au langage et aux lois du langage . Pour la psychanalyse deux éléments caractérisent le monde du nourrisson : l’identification à l’objet partiel et la satisfaction hallucinatoire du désir. Les objets partiels sont des « morceaux de corps » de la mère –l’odeur, le sein, le regard et bien sûr la voix, auxquels il s’identifie ; à leur présence, à leur perception, il attache son être, son sentiment d’exister. C’est la voix de sa mère qu’il se donne au travers de ses vocalisations dès qu’il devient capable de gazouiller. Cette voix est celle d’une Mère archaïque, primitive, ensemble morcelé d’objets partiels , elle est distincte de la voix maternelle qui sera reconnue plus tard comme appartenant à la personne entière, différenciée de la mère. Peu à peu, la voix évoquera la mère à la façon d’un symbole, lorsqu’elle ne le sera plus. Peu à peu, la voix devient un support essentiel d’ individuation. La voix est héritière , porteuse des traces, des cicatrices d’une perte, d’une séparation, d’un renoncement à la voix de la Mère au temps où l’enfant s’identifiait, assimilait sa voix –et lui-même –à la voix de la Mère.
L’apparition du langage est une élaboration psychique infiniment plus importante que la fonction de communication elle-même. A chaque fois que nous parlons nous réalisons certaines opérations mentales qui ne sont pas observables directement.
Lorsqu’une personne, qu’un sujet, communique par le langage , il passe nécessairement par un processus de reconstruction des représentations de l’autre. Nous laissons des traces de nos opérations mentales par la syntaxe, par la morphologie, par l’intonation, par la prosodie de notre langue actualisée dans la parole. Notre interlocuteur à partir de ces traces-là peut re-construire nos opérations mentales. Ainsi devenons nous capables de nous comprendre, convaincus que nous sommes de posséder les mêmes opérations mentales. Chemin faisant, nous nous faisons ainsi une théorie de la pensée de l’autre.
La communication est aussi importante bien sûr sur un mode non verbal, celui de la gestuelle.
Elaborées du sensible à l’intelligible, les opérations langagières construisent des représentations mentales ; il ne s’agit pas de représentation au sens visuel du terme mais au sens de « pensée ». L’affect qui y est attaché a là un destin particulier : il se détache des représentations et va de représentation en représentation.
Intersubjectivité et langage sont présents dès les premiers moments de la vie. C’est ainsi que le babil se structure permettant au bébé de commencer à construire sa propre voix en s’appuyant sur la voix des autres. Grâce aux processus d’identification « l’autre » s’inscrit dans la psyché de l’enfant. La voix devient le siège de l’altérité. Le bébé porte dans sa voix la présence symbolique de ceux qui lui ont permis d’avoir accès aux sonorités du langage.
Peu à peu le langage deviendra un compagnon interne. L’altérité psychique donne la possibilité de se parler à soi- même sous la forme d’un monologue silencieux. Le langage est désormais à la disposition d’un sujet durant toute sa vie pour écouter , parler, fantasmer et monologuer.
En dehors du langage le sujet existe mais il n’est pas, faute de pouvoir SE penser.
La première grammaire que l’enfant inscrit dans sa psyché est la grammaire prosodique de la langue qui lui permet de faire ses premiers pas comme sujet énonciateur par la duplication des syllabes (dada.. mama.. papa). L’harmonie vocalique s’installe et donne lieu aux premiers rythmes.
Prosodie de la langue, babil, musique, poésie constituent un ensemble qui structure la psyché humaine depuis le berceau.
C’est en s’identifiant aux autres que le bébé entre dans la langue pour faire partie de la chaîne symbolique de la communauté linguistique à laquelle il appartient.
L’enfant qui sait qui il est, qui a été nommé, situé, construit par son identité est permanent à lui-même. Ayant accès à son identité, son sentiment d’être lui fait permanence, fixe son Moi, lui fait un centre, du poids, il est animé, attaché, lié. Il est inscrit, fait de traces : grammaire archaïque de la constitution du sujet.
L’enfant mutique
De toutes nos peurs la plus profonde, la plus radicale est la peur de disparaître. Le manque de sécurité ontologique, cette incertitude, constitue pour chacun de nous, l’angoisse majeure. Les enfants en difficulté de langage, dits mutiques, manifestent des attitudes de fuite, ou de retrait : qu’il s’agisse du regard qu’ils évitent ou forcent par un contact prolongé ou de l’adresse vocale à
laquelle ils répondent en se bouchant les oreilles ou se fermant par des tensions corporelles.
Pour se prémunir contre le risque d’être écrasés, emportés, anéantis, ils mettent en place des dispositifs de défense. Ils ont développé sensations sentiments dans l’isolement ; il s’agit d’une rupture dans la dynamique menant à une réalité représentative symbolisée. Chez l’enfant mutique existent des espaces psychiques désertés par le langage où il est menacé de se perdre sans recours. Sa défense est alors d’observer dans une position de réticence absolue , ce mot impliquant le retrait et le silence. Un guetteur invisible veille en permanence attentif au monde extérieur où réside l’autre tant redouté.
La menace narcissique a deux alternatives :
-la surenchère
-se faire moche, inatteignable
Le silence assourdissant de l’enfant mutique a un double mouvement, il polarise l’attention , celle qu’il a ressentie comme défaillante initialement , et il résiste à cette attention. Il n’en livre rien sur le plan de communication, tant la relation , elle, est exacerbée.
Le petit humain est engagé dès l’origine dans une dynamique de symbolisation du monde qui l’introduit au champ du langage où il lui faut être attendu.
Il ne suffit pas que cet Autre en position maternelle offre une interprétation à l’expression de besoin encore faut-il qu’il fasse une demande ( tu as faim, je te donne du lait ?), et que cette demande en reste à l’état de propositions et qui , elles, pourront être refusées. Il est de toute importance que quelqu’un vienne prêter et anticiper un désir à ce nourrisson. Il lui faut rencontrer un « intérêt particularisé » comme le décrit Martine Ménès. Il lui faut se sentir unique, individualisé, porteur d’une adresse.
L’enfant reconnaît cet autre maternel la matrice de son devenir.
Pourtant son avenir ne dépend pas seulement de la capacité d’accueil de ses parents mais également de sa propre aptitude à recevoir les signes du monde extérieur . L’autre est producteur de sens et il faut qu’il s’approprie cet autre étranger.
Confronté à un seuil marquant le passage à un nouveau pallier symbolique, le petit enfant est quelquefois plongé dans des états de désarroi qui témoignent de son incapacité à s’adapter à l’espace inconnu où il est appelé. Il n’a pas suffisamment construit sa propre subjectivité. Françoise Dolto évoque un narcissisme fondamental fragile. Elle écrit : « si un sujet s’accroche à un Moi fragile, alors survient la menace propre à l’état phobique qui consiste à surveiller
tout le temps la maintenance de l’image de base existentielle. « Çà va éclater » ou « çà va disparaître » sont les formes à travers lesquelles la menace se manifeste. L’état phobique c’est l’état de menace sur une image du corps au moment où elle est le seul refuge devant la détresse. »
La mère ne peut donner le « tout-bon » mais le seulement « bon » , il existe toujours une part irréductible de « mauvais ». La mère ne comblant pas le tout, crée ainsi un espace de manque qui ouvre à l’autre, à la lignée , qui dit de son manque à elle, de son rapport à la loi du langage ; espace de manque décrit par Mahmoud Sami-Ali comme « une mystérieuse instance qui permettra à l’enfant de parler en son nom propre ». Le « holding » maternel ne peut être permanent, la mère vient quand elle le veut. Cette réalité incontournable peut produire chez certains bébés un effondrement psychique. Si un enfant est dans l’incapacité de répondre aux propositions/impositions de l’autre, c’est qu’il ne les a pas comprises, qu’il a été impuissant à interpréter les signes et à s’approprier le sens donné au monde . Il a été comme « sidéré » par les adresses d’un autre. Cet autre va rester à jamais pour lui un étranger vers lequel il ne pourra aller, ce n’est pas une position de refus, c’est une position de détresse. La rage de destruction qu’il déchaîne contre le stress ou lui-même est l’expression d’un défaut de sens qu’il éprouve devant un monde dont il se sent exclu. L’autre devient un émetteur de signes lourds d’une indicible menace.
Une prise en charge en orthophonie PRL
A-t-on besoin d’un projet en orthophonie ou s’agit-il plutôt d’une indication ?
Lors des premières rencontres avec un enfant, certaines questions se posent au thérapeute du langage :
-quel usage de la langue peut-il faire ?
-où en est-il de ses investissements ?
-quelle partie de lui est suffisamment construite, mobile, re-visitable ?
Il nous est nécessaire d’observer les éléments symbolisés , même partiellement. -comment entre-t-il en relation ? quel rapport entretient-il avec les mots ?
– est-il symbolique à lui-même ?
-comment se représente-t-il ?
-quelle trace de lui-même a-t-il investi ? quelle forme prend-t-elle ?
Il ne s’agit pas d’une maîtrise technique mais d’avoir réfléchi à l’accueil, à l’écoute, au désir qui mène chacun.
-qu’accepte-t-il de l’autre ? du code commun ?
-peut-il organiser un projet ?
– existe-t-il un fantasme à parler ? à oraliser ? à être audible ? quelle en serait la logique ?
Il s’agit de se mettre en disposition d’être surpris, curieux, désireux de rencontrer une personne.
Les troubles des grandes fonctions loin d’être réductibles à un modèle neuropsychologique doivent être re-situés dans les interactions qu’ils entretiennent avec d’autres paramètres comme :
-les défaillances narcissiques : l’enfant manque de sécurité et de fiabilité internes, il ne peut réguler de façon stable l’estime de soi. L’enfant développe alors des affirmations de toute puissance, d’autosuffisance qui peuvent le mener jusqu’au refus de se soumettre aux exigences de la réalité
-le défaut d’élaboration des angoisses dépressives et de séparation ; l’enfant ne parvient pas à affronter pleinement ses conflits internes.
-l’hétérogénéïté des modes de pensée et de raisonnement
-l’incapacité de l’enfant à s’engager dans un projet et à soutenir le désir de connaissance….paramètres qui font que persistent alors des modalités archaïques de relation, de symbolisation, de fonctionnement mental.
Le mutisme peut s’envisager comme une forme de langage égocentrique parce que l’enfant ne parle que de lui dans son silence refusant à l’autre sa place d’interlocuteur. C’est un discours égocentrique parce qu’il y manquerait la maîtrise du je/tu, l’adresse et la réciprocité.
L’autre « thérapeutique » doit devenir le réceptacle de substitution chargé de rassembler et de contenir ; il n’est ni agresseur, ni agressé. La rencontre a lieu lors d’un échange vivant qui résiste aux projections d’agressivité, de sensation d’anéantissement, de terreur sourde.
Il est essentiel de ne pas s’engluer dans le surinvestissement de la voix dans sa partie audible. La voix fonctionne ici comme un objet au sens univoque. Etre audible signifierait une perte du sujet. La voix ne peut émerger comme porteuse de sens.
Il s’agit pour le thérapeute d’assurer une maintenance psychique, de
« rêver » l’enfant : le sentir, le figurer, le parler à l’intérieur de soi.
Il faut continuer à penser qu’il pense, ne pas le laisser « tomber » dans notre esprit, être vigilant à ne pas fuguer vers des états de non-mentalisation. Il s’agit de mettre en place les conditions d’un appel chez l’enfant. Cet autre dans la relation devient pour l’enfant, pour le désir que l’enfant fait de lui, de sa présence, non pas un simple objet mais ce que l’enfant fait de sa présence.
Il s’agit de faire crédit à cet enfant d’un savoir. Il ne s’agit pas de deviner, prophétiser, prédire au lieu de dire, déchiffrer, d’inventer la relation thérapeute/enfant comme nous pourrions dire la relation mère/enfant. S’il n’existe aucune place, aucun trou dans le savoir de cet autre, l’enfant, le sujet, ne pourra trouver une place pour s’y manifester. L’enfant doit pouvoir s’identifier à un autre manquant et doit pouvoir se constituer comme quelqu’un qui compte, sinon la demande de cet autre fait craindre l’anéantissement ; l’enfant alors s’inhibe et se tait. L’enfant doit pouvoir mesurer les limites d’un autre ainsi que ses incertitudes pour se construire lui-même comme « être de désir ». La mère, l’autre sait pour lui mais avec un doute. Cette supposition amène l’enfant à s’identifier le discours de la mère et non de s’identifier au discours de la mère.
L’enfant doit pouvoir échapper à la jouissance de l’autre pour habiter le langage et ne pas devoir parler à la pace de quelqu’un.
« On ne fait jamais suffisamment confiance aux enfants . Je crois que c’est à le fond du problème. Pour moi, le conflit de nature chez un enfant n’est pas un problème de bien ou de mal, de bon ou de méchant. C’est un problème d’être ou de ne pas être, de vivre ou de ne pas vivre. Ce qui est important c’est que l’enfant puisse avoir une parole, une parole qui soit de l’ordre de la fécondité, de la création. » Claude Chassagny
Christine Comin orthophoniste PRL
Formatrice à la Pédagogie Relationnelle du Langage et à la Technique des Associations initiées par Claude Chassagny
Institut de transmission et d’études Claude Chassagny