« Une belle compagnie de perdrix… »
Témoignage et analyse de l’accompagnement orthophonique de Monsieur A. au cours de l’évolution de sa maladie de Parkinson.
Monsieur A., 75 ans, atteint d’une maladie de Parkinson diagnostiquée en 2002, est entré à l’EHPAD en juillet 2015. En effet, Monsieur A. avait fait plusieurs chutes à son domicile. Hospitalisé pour fracture, ses troubles cognitifs se sont majorés. Son état moteur et mental rendait difficile son retour à domicile.
J’ai débuté son suivi orthophonique peu de temps après son admission à l’EHPAD deux fois par semaine. Monsieur A. résidait dans une partie de l’EHPAD dédié aux personnes les plus dépendantes, il se trouvait sur fauteuil roulant où il était contenu par des sangles pour éviter qu’il ne chute. Dès mes premières visites, je découvre un monsieur extraordinairement présent. Sa voix un peu éraillée et sa prosodie légèrement monotone n’empêchent nullement sa communication. Peu à peu nous faisons connaissance. Il me parle essentiellement de ses deux passions, la musique et la pêche. Ayant appris le trombone dès l’enfance, Monsieur A. a fait partie d’un groupe de musique qui animait les bals chaque week-end. Il aime beaucoup la chanson française à texte, ce qui nous permet de travailler agréablement sa dysarthrie. Volontiers blagueur, il apprécie les jeux de mots, et il possède des livres de Raymond Devos et de Francis Blanche. Intarissable concernant la pêche et les poissons, il a fait de nombreux voyages, notamment en Irlande, où les rivières sont splendides. Il me montre des albums qu’il a créés où il a rassemblé ses souvenirs de voyages. Il me raconte aussi sa formation de chimiste, son travail dans un laboratoire pharmaceutique spécialisé dans la fabrication de vaccins, il me parle de son enfance dans les Deux-Sèvres, de son mariage, de son divorce, de ses enfants, de sa famille. Très vite, Monsieur A. m’explique qu’il souhaite remarcher et que ce n’est pas en restant attaché dans son fauteuil qu’il va faire des progrès. De fait, quelques semaines plus tard, grâce au travail avec le kinésithérapeute et à sa volonté, il marche sans aide. Son rétablissement surprend les soignants et la famille. Signe de son autonomie retrouvée, Monsieur A. changera de chambre et de secteur dans l’EHPAD. Le travail orthophonique a consisté à prêter l’oreille, à penser entre les séances ce qui a été évoqué, éventuellement de réagir en proposant une activité (lecture de texte sur la pollution des rivières par exemple). L’orthophoniste participe au maintien de la communication, considérée comme un échange (ici l’expression et l’écoute de faits autobiographiques, d’émotions et d’opinions), qui faisant chemin entre les séances, se poursuit et se transforme.
Malheureusement, en 2017 et 2018, l’état général de Monsieur A. s’est dégradé. En 2017 il a connu une succession de troubles gastriques avec des épisodes de diarrhées et de constipations. Alors qu’une gastro-entérite est bénigne pour une personne en bonne santé, ce type d’infection à répétition démultiplie chez Monsieur A. les troubles moteurs et cognitifs. A chaque épisode, il passe une semaine au lit, les membres raidis, confus, avec des hallucinations. En 2018, il a subi plusieurs crises d’épilepsie, il a fait beaucoup de chutes dont l’une a conduit à une fracture d’un doigt. Les troubles moteurs, les troubles des fonctions exécutives et les troubles de la déglutition ont conduit Monsieur A. à prendre ses repas avec les personnes plus dépendantes. Il a énormément maigri. Il a moins participé aux animations. Il passe désormais
toutes ses matinées au lit, et comme je ne suis présent à l’EHPAD que deux matinées et une après-midi, je ne le vois plus qu’une fois par semaine.
Désormais, les difficultés de communication sont majeures. Monsieur A. a du mal à initier une phrase, sa parole est rare et entrecoupée de silences. Il ne répond pas toujours aux questions qu’on lui adresse. Son visage est amimique, il a le regard dans le vide. La dysarthrie hypokinétique est si importante (voix très asthénique et soufflée, articulation imprécise) que Monsieur A. est parfois inintelligible. La relation peut aussi être perturbée par des hallucinations, essentiellement visuelles, qui la plupart du temps n’angoissent pas le patient, mais qui ont pour conséquence de l’absorber, au détriment de son interlocuteur. Monsieur A. essaie notamment d’attraper des fils imaginaires. J’ai parfois du mal à cerner le sens de certains propos. Un mot, une phrase émergent, sans contexte. Il a également des difficultés de compréhension, il répète de façon déformée et interrogative ce que je dis, me montrant qu’il n’a pas saisi.
Quand je vais le voir, je prépare ou je propose dans l’instant une activité, non pas pour faire un exercice désincarné, mais parce que je pense que cela pourrait l’intéresser. Cela peut être un petit article, une chanson, ou une série éclatée sur un thème qu’il connaît. Lointain, le regard figé ou absorbé à voir des choses que je ne vois pas, il émerge, parfois, de son brouillard pour me rejoindre. Mais la séance s’appuie le plus souvent sur ce que peut proposer Monsieur A., même si ce n’est pas très compréhensible, en présupposant un sens. Un jour, alors que sa fenêtre donne sur une terrasse et sur un autre bâtiment, il exprime qu’il voit quelqu’un pêcher dans la Loire. Je ne le contredis pas, et je prends acte qu’il me parle de la pêche dans les rivières. Et lui qui parle si peu s’anime et se met à me raconter avec une foule de détails impressionnante les poissons de rivière de la région, leurs caractéristiques, la manière de les pêcher. Une autre fois, il commence par me dire : « Vous avez une belle compagnie de perdrix ». Bien que cette phrase soit mystérieuse, il me semble intéressant qu’il initie l’échange, ce qui est compliqué pour lui. Je ne comprends pas, mais je lui fais savoir que j’ai entendu, et je lui réponds : « Oui, vous me dites que j’ai une belle compagnie de perdrix ». Suit un silence. Et il me dit « Les perdrix, j’allais à la chasse ». Voilà qui m’étonne, il m’a longuement parlé de pêche, mais jamais de chasse. Je lui fais part de ma surprise. Alors il m’explique qu’il est allé à la chasse avec son père quand il avait 18 ans, ce qui a été l’occasion d’évoquer ce souvenir à partir d’une phrase énigmatique. Il s’agit donc d’un échange où l’identité de Monsieur A. émerge grâce à un souvenir suscité par mot. Monsieur A. dans ses absences répétées semble perdre la continuité avec lui-même, et les séances d’orthophonie sont des moments où il peut renouer avec un sentiment de soi. On peut remarquer aussi que le mot « perdrix » a été développé par Monsieur A. parce que je l’ai souligné. Si le bébé développe son langage en s’appuyant sur la signification illusoire que la mère attribue aux productions de son enfant, nos patients plus âgés peuvent étayer leur langage sur le retour que nous leur en faisons.
Autre exemple d’attribution de sens, les fils imaginaires que Monsieur A. ne cesse de saisir à longueur de journée. Entre son pouce et son index, il attrape méticuleusement un fil qu’il dépose, ou qu’il saisit de son autre main. Sa fille m’a dit qu’elle était persuadée que c’était les gestes que son père effectuait quand il fabriquait ses mouches pour pêcher. J’ai parlé des mouches à Monsieur A. pendant qu’il faisait ce geste, et, effectivement l’association était pertinente puisque cela a donné lieu à un échange. L’identité de pêcheur de Monsieur A. s’est actualisée dans l’échange et dans son action. Bien sûr, envisager un sens, même s’il est inaccessible, est important pour les soignants et pour la famille. Penser que le patient fait quelque chose, et dit quelque chose, même si on ne le comprend pas, est motivant et
réconfortant. Par ailleurs, lui dire ce que l’on pense qu’il dit ou qu’il fait, lui permet à son tour de penser et de se positionner.
Un jour, je trouve Monsieur A. debout le pantalon baissé avec une ceinture dans les mains. La situation n’est pas aisée car Monsieur A. est en équilibre précaire et il a de nombreux antécédents de chute. Il faut concilier sa sécurité et son autonomie (d’action et de décision). Lui lever son pantalon, lui mettre sa ceinture et le faire asseoir rapidement constitueraient une façon de faire qui respecte peu son autonomie et qui risque fortement de rencontrer une opposition, voire une agressivité. Je préfère le situer : « Vous êtes debout », mettre des mots sur son action : « Vous tenez votre ceinture », afin qu’il ait les moyens de m’expliquer ce qui se passe. Même si c’est très long, très laborieux, Monsieur A. réussit à raconter qu’il est allé aux toilettes mais qu’il n’a pas réussi à remettre sa ceinture, activité que j’essaye alors de guider par des mots afin qu’il réussisse le plus possible à l’effectuer seul. Ce travail de communication peut être mis en lien avec ce que M.-C. Nizzi appelle la part doublement corporelle de l’identité 1. Non seulement le patient a une conscience de soi, dont le corps est réceptacle, mais aussi une conscience de l’état de son corps. Ainsi un patient qui exprime effectuer une action, tout comme un interlocuteur qui témoigne de ce que fait un patient, est une action de communication, non seulement car il s’agit d’un échange d’information, mais aussi dans le sens où il y a expression d’une identité manifestée par un corps en action.
Que fais-je en séance d’orthophonie avec Monsieur A. ? Je reprends à mon compte la définition d’Arielle Ancel : « Le métier d’orthophoniste pourrait être ainsi vu comme un accompagnement du patient dans la quête d’un sentiment de soi, d’identité, avec une prise en compte de l’altérité, dans le but de dénouer les entraves du langage 2 », en précisant que l’identité peut être envisagée différemment en fonction de l’évolution de la maladie et des moments. Une identité « pleine », dans le cas où la mémoire est capable d’effectuer une somme de souvenirs pour constituer un soi narratif ; une identité plus éparse dans le sens où l’identité peut s’actualiser dans la sélection de certains souvenirs 3 ; et une identité de l’instant, simplement liée à l’état actuel de son corps et à ses perceptions. Cette réflexion sur l’identité du patient est aussi une réflexion sur mon identité professionnelle ; elle permet non seulement de dépasser la mélancolie du temps où Monsieur A. semblait en meilleure forme, mais aussi de penser son accueil en tant que sujet.
Frédéric Praï