UN ENFANT CRÉATEUR
« Ordonner un chaos, voilà la création. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure. » Henri Matisse
Je le reçois dans mon bureau au CMPP.
La casquette est vissée sur la tête, il n’ôte pas son manteau, le nez tombe sur le bureau. Sa bouche est constamment béante.
ll a sept ans. ll double la classe de CP. ll a très peu été scolarisé en maternelle. Il compte difficilement jusqu’à trois et, dans l’alphabet, il ne peut nommer que les trois lettres de son prénom.
Sa mère est assise sur la chaise à côté de lui. Elle m’explique qu’il ne parle pas aux autres, ni à ses frères et soeurs, qui ne le comprennent pas et se moquent de lui, qu’elle est son interprète.
À la maison, il reste seul dans son coin.
À l’école primaire, il fugue. « ll faut le traîner, il m’invente des maladies », ajoute sa mère. « Il est toujours à part ».
Elle dit encore: «quand on ne le comprend pas, ça me fait mal, il faut que je le protège». Je sens le lien physique, corporel.
Il ne paraît pourtant pas déprimé. ll est plutôt à l’aise dans son corps, aime être dehors, accompagne son père qui fait des travaux d’extérieur. Il est décrit comme très bricoleur, il démonte parfois ses jouets.
Je lui propose de revenir me voir. Sans un regard vers moi, il lève une épaule. Je comprends ce mouvement comme un « pourquoi pas ».
Quelques séances se suivent. ll vient seul, entre dans le bureau, s’assoit en face de moi. ll ne répond pas à mes paroles, le nez toujours sur le bureau. Je sens pourtant que nous sommes en relation. De mon côté, je prends le parti qu’il pense.
Un jour, à la fin de la séance, il montre le tableau qui se trouve dans le bureau. Je lui dis qu’il est l’heure qu’il reparte mais qu’il pourra l’utiliser la prochaine fois.
La semaine suivante, toujours sans me regarder, il entre. J’ouvre la boîte de craies. ll attend, puis, à la fin de la séance, il trace un petit trait. ll sort sans un regard.
Celle d’après, c’est un trait qui fait la longueur du tableau, et il prononce, toujours distant, sans un regard pour moi, « fait ça », que je comprends comme, « j’ai fait ça ». Il part.
À la séance suivante, il colorie tout le tableau d’une seule couleur, et part, toujours sans un mot.
Les séances s’enchaînent.
Le tableau est entièrement recouvert de craie, d’une seule couleur longtemps, puis au fil des séances de plusieurs couleurs. Il utilise souvent les deux mains pour tracer.
À un moment, il efface le tableau et joue avec plaisir avec la poussière de craie dans la rainure. « é fait tout ça aujourd’hui », considérant la quantité de poussière entre ses doigts.
Un jour, il trace un trait à la craie sur une feuille qui se trouve sur mon bureau.
À partir de ce jour là, les tracés se développent en parallèle, mais de façon différentes sur les feuilles et sur le tableau. Comme si se construisaient des espaces sur deux registres, l’un de représentation de lui, sur le tableau, l’autre de représentation du monde et de sa relation au monde sur les feuilles.
Il commence toujours par ses grands aplats au tableau, puis il s’empare des feuilles. Il reproduit d’abord souvent des éléments tracés au tableau puis peu à peu les thèmes se sépareront.
Sur les feuilles apparaissent des éléments davantage figuratifs. ll dessine souvent des deux côtés de la feuille. Parfois il trace un signe précis puis le recouvre entièrement de feutre.
Alors qu’on pourrait dire que ce garçon est passif voire inconsistant, ses gestes sont précis et justes, il ne prémédite rien, ses décisions sont très affirmées. ll n’hésite jamais. ll me paraît agir au plus juste de ce qu’il veut et de ce qu’il peut.
Un jour, il part d’un angle supérieur du tableau et trace un trait jusqu’à l’angle inférieur du même côté. ll poursuit son geste aux autres angles et délimite ainsi une surface plus étroite que le tableau. L’espace infini se réduit peu à peu, se territorialise. Puis, quelques séances plus tard, seul un rectangle approximatif est colorié au centre. Il y ajoute des membres grêles, deux bras, deux jambes. Il trace une énorme bouche ouverte, les dents me paraissent impressionnantes.
Deux yeux ronds, quelques cheveux dressés. Figure effrayante pour moi, un bloc d’énergie et de terreur. Lui, il n’en dit rien.
Un autre jour, le tableau est à nouveau couvert de craie, différentes couleurs. Des éléments corporels apparaissent, disparates, séparés. Un corps désorganisé dans un chaos coloré.
Un mois plus tard, il fait un grand dessin au tableau avec des craies de différentes couleurs. Il ne colorie plus la totalité de la surface du tableau.
Une ébauche de maison, un rectangle surmonté d’un triangle. Il y ajoute des éléments et il commente: « de l’eau, ça, de l’eau qui coule ».
Pour la première fois, il prend une feuille et veut reproduire dessus tout ce qu’il a fait sur le tableau. Le feutre est parfois tenu par le poing, il appuie tant que le papier peut se trouer. Il y ajoute d’autres éléments, complémentaires. Les représentations se distancient et s’organisent.
À la fin de la séance, il s’adresse à moi directement, pour la première fois dans la réalité et me fait remarquer que les feutres sont usés.
Il me dit ensuite qu’un mur de la maison est cassé. Il ajoute qu’il a cassé un mur avec son père, chez quelqu’un mais pas chez lui.
Des dessins se suivent, formes, remplissages, tourbillons interminables, il efface tout au tableau.
Je tente: « c’est un vrai chantier ». Ça le fait rire, lui qui veut être maçon comme son père.
Le mois suivant, il délaisse complètement le tableau et procède à ses premiers découpages. Le découpage matérialise encore un peu la représentation.
Il dessine une maison, la découpe, délimite l’espace, y ajoute des éléments, des fenêtres et pour la première fois un personnage fermé. ll trace un trait à partir du personnage qui le relie à l’espace. ll n’utilise plus désormais le verso de la feuille.
Nous parlons du nom de son père, il ne le connaît pas, juste le diminutif de son prénom.
Durant toute une période, il prend la maison de poupée et les personnages play-mobil. ll jette les objets sur le bureau sans retenue, puis met tout à la poubelle ou à la déchetterie. Il fait des gros tas d’objets pêle-mêle. Puis à un moment, il ré-organise l’espace, aménage à nouveau la maison à sa fantaisie.
Pendant un long moment, le bébé se retrouve toujours à la poubelle en fin de séance, comme un rituel qui le fait beaucoup rire. Cependant, il commente de plus en plus ce qu’il fait.
Les séances pendant lesquelles il découpe se poursuivent. Un jour il dispose devant moi trois feuilles sur le bureau. Sans tracer, il prend les ciseaux et découpe à grande vitesse tel les caricaturistes de Montmartre, les trois lettres de son prénom. Je ne peux comprendre ce qu’il a fait que quand il les dispose dans le bon ordre devant moi et dit: « c’est mon nom ».
À partir de ce jour, je remarque que sa bouche est fermée et qu’il respire par le nez. Maître maintenant du sphincter de la parole, fermé sur une pensée qui lui est propre.
Suivent des séances pendant lesquelles il va entreprendre de faire des dessins de plus en plus élaborés. La surface de la feuille ne suffit plus et nous pouvons accoler six ou huit feuilles avec du scotch. Ce sont des routes, des voitures, un sens de circulation, des panneaux de signalisation et des feux. Je trouve que « cela circule » en effet avec pourtant des règles à respecter.
Les dessins s’enrichissent au fil des semaines et je remarque que de plus en plus souvent les figures qu’il trace ont un axe de symétrie.
Un autre jour, pour la première fois encore, il apporte un dépliant avec des modèles de construction de playmobil. Il découpe une feuille, reproduit avec précision un personnage, puis recopie les lettres et les mots écrits sur le document. ll écrit ensuite les mots sur la boite de mouchoirs. Certains sont écrits en hollandais.
ll est aujourd’hui autonome et plus responsable, il s’habille et se lave seul.
ll aime aller à l’école, rattrape son retard, lève la main pour participer et manifeste l’envie d’apprendre. ll s’intéresse aux livres que sa mère lui lit et tente de lire à son tour.
ll n’a plus peur de l’eau et aime aller à la piscine.
ll arrive à maîtriser ses réactions et a de bonnes relations aux autres qui le comprennent maintenant.
ll prend une place d’aîné vis à vis de son petit frère.
ll a construit une boite aux lettres et des nichoirs pour les oiseaux avec son père qu’il appelle maintenant papa.
Mais ce dont il est très fier, c’est d’avoir obtenu son diplôme de tir à l’arc avec l’école.
François-Richard Gore
orthophoniste formé à la Pédagogie Relationnelle du Langage
et à la Technique des Associations
Formateur à l’ITECC
Annexes
Certaines citations m’ont accompagnées au cours du suivi cet enfant.
Je souhaiterais vous les faire partager.
(Sur le langage, la voix, les mots, le corps…)
“Danser doit s’ancrer ailleurs que dans la technique pure et les chemins balisés. La technique est importante, mais elle n’est qu’un point de départ. Certaines choses peuvent être exprimées par les mots, d’autres à travers le corps. Mais il y a aussi des moments où l’on reste sans voix, complètement perdus et désorientés, sans savoir quoi faire. C’est là que commence la danse, pour des raisons exemptes de toute vanité. Non pas pour démontrer que les danseurs savent faire quelque chose que le spectateur ne sait pas faire, mais pour trouver un langage avec des mots, des images, des mouvements, des atmosphères, qui nous fasse pressentir quelque chose qui existe en nous depuis toujours. C’est une connaissance très précise.
Nos sentiments, ceux que nous partageons tous, sont très précis. En revanche, c’est un processus excessivement difficile à faire émerger. Je sais bien qu’il s’agit de quelque chose qui demande de grandes précautions. Si on traduit ça trop vite en mots, ça peut disparaître ou devenir anecdotique. Pourtant il s’agit d’une connaissance que nous possédons tous et la danse et la musique sont des langages très précis, grâce auxquels il est possible de faire pressentir cette connaissance. »
Pina Bausch
Extrait du livre Pina Bausch vous appelle, de Leonetta Bentivoglio et Francesco Carbone. Ed. de l’Arche, 2007.
« Ce qui se passe durant la gestation, entre le foetus et sa mère est “engrammé” par l’enfant.
Jean-Marie Delassus parlera même de “mémoire cellulaire”. Voici ce qu’il nous en dit: “ la première mémoire prénatale est une mémoire par imprégnation (…) elle est une première mémoire qui ne sait rien, ne peut rien dire (…), elle ne garde aucun souvenir, elle est le souvenir même(…) inscrite dans le corps lui-même(…) ce corps qui va venir au monde ne peut être infidèle à sa mémoire(…) la chair est notre seconde mémoire. »
“Le corps de l’enfant est le langage de l’histoire de ses parents” Willy Barral (Payot éd. 2008)
« Je pense avec orgueil que cet homme a été mon premier ami, et que tous les deux, mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l’instinct de ce que nous pouvions valoir un jour… »
François-René de Chateaubriand (parlant de son ami d’enfance Gesril)
Mémoires d’Outre-Tombe
Manuscrit de 1826